Alban Turquois

La rencontre avec le travail d’Alban Turquois apparaît à la fois comme une étonnante découverte et d’émouvantes retrouvailles. Face à ses oeuvres-objets on est tout autant frappé par leur caractère familier
que par leur extrême atypie. De l’apparente sobriété, voire de la précarité des tables, des chaises, des divers
contenants façonnés par l’artiste, émane une force intime, sourde, géologique, le sentiment d’arriver au milieu d’une histoire à la temporalité incertaine mais d’une humanité profonde.

Ces histoires sont souvent celles de rencontres, avec des gens, avec des matériaux, avec lesquels l’artiste tisse un lien fort, soutenu, entretenu, qui transparait dans chaque objet. Les moyens et le temps passé pour aller à leur rencontre – cueillettes, glanages, collectes, échanges – sont les points de départ pour inventer et compléter de nouveaux récits.
Alban collecte lui-même et avec parcimonie ses matières premières (terre, coquillages, résine de pin … ),
lui garantissant une connaissance intime de ces dernières, mais aussi de maitriser et réduire l’impact
de sa pratique sur un environnement qui lui est dès lors intimement lié.
Dès cette matière glanée, l’artiste travaille toujours avec, jamais contre. Il ne l’entend pas comme une chose
à vaincre, à soumettre, à ordonner ; il substitue à cet antagonisme primaire une dialectique intime avec des
substances dont il partage la modestie. Il collabore avec le matériau, en accompagne l’énergie, en écoute la
vie secrète et amorce avec lui un cycle dont la durée et la forme sont fluctuants.

De cette variété de matières naissent autant d’explorations techniques, de solutions toujours nouvelles pour capter leur histoire et leur charge signifiante. Seul ou auprès d’artistes et d’artisans passionnés, avec une casserole et un réchaud ou dans un four à bois traditionnel, l’artiste se fait alchimiste et transmute inlassablement les substances de ses oeuvres et ses oeuvres elles-mêmes.
Chercher, collecter, modeler, fondre, refondre, émailler, briser, recomposer. Les strates de sens s’accumulent, les objets changent de formes mais leurs parcours ne sont jamais niés, jamais perdus, il se sédimentent jusqu’à atteindre une forme qui dira au mieux ce qu’ils ont vécu. Ce matin l’étain m’atteint, petite assise d’étain et de sable, est de ces oeuvres qui concluent un cycle de métamorphoses. Dernier avatar du modeste métal portant fièrement, comme autant d’emblèmes hiéroglyphiques, les différentes phases de sa vie matérielle et les traces des recherches qui l’ont accompagnées, l’objet à la fois primitif et d’une sophistication extrême, aux confins du mobilier et de la sculpture, semble porter en lui tous les enjeux du travail d’Alban.

Tantôt céramiste, menuisier, naturaliste, boulanger, il travaille la matière terrestre, évolue dans un monde de métal et de pierre, de bois et de plâtre, qui semble inerte en apparence mais dont il saisit la vie et le tempérament. Il jouit de la solidité intime des matériaux de base; il jouit de la malléabilité de toutes les matières qu’il rencontre. Cette jubilation du travail manuel, cette audace de retrouver la pureté des moyens que l’on ressent dans chaque pièce, Alban ne l’entend jamais seul.

Son oeuvre est issue d’un dialogue et conçue comme tel: un objet performatif et relationnel engagé dans le faire, l’échange, et la diffusion d’idées. La discussion comme processus créatif, l’apprentissage et l’échange de savoir-faire, l’activation par le spectateur sont autant de données qui caractérisent sa pratique. Au coeur de son travail, l’argile comme le pain, par leur histoire, leur caractère vernaculaire, leur essentialité agissent dès lors comme des générateurs de commun. Terres de rencontres ou Sans Titre (Table réalisée pour la fête du pain) sont ainsi des oeuvres vivantes, dialectiques, complexes qui jouent sur des territoires ancestraux en imbriquant les dimensions anthropologiques, intimes et politiques qui construisent le faire ensemble.
Terrasse provisoire, Les deux compères, Conversations sont autant de travaux qui disent cette nécessité de dialogue, de communion et de communauté. Ces assises fantastiques, dont l’indolente étrangeté balaye en douceur les frontières entre les genres, agissent comme des espaces d’échanges et de potentialités où chacun projette une histoire qui lui est propre.

Les formes, les objets, les espaces d’Alban sont l’avant-poste d’un monde à venir qui s’enracine dans les équilibres locaux d’une écologie difficile au sein d’un monde artificiel. En s’inscrivant dans le collectif, le local, l’artisanal et le cyclique, il rejette le définitif et l’immuable et embrasse le caractère transitoire de toute chose. Il développe des énergies délicates, une modernité du faible, des solutions imparfaites, des structures mouvantes qui résonnent avec force dans une société en pleine métamorphose.
Son oeuvre, qui mêle sans concession les problématiques les plus actuelles aux rythmes les plus anciens, tisse patiemment des liens entre les disciplines, les choses et les gens et parvient à dessiner les contours d’un rapport nouveau de l’homme à son environnement.

Texte de Lucas Belloc


Alban Turquois façonne les choses au fil d’un apprentissage digne des compagnons du devoir. Né en 1996 à Cannes, il entame des études artistiques à Lyon, Nantes puis Strasbourg à la Haute École des Arts du Rhin, avant de préciser cette année sa formation à l’Institut Européen des Arts Céramiques de Guebwiller. Sa pratique encyclopédique s’aiguise au contact d’autres artistes et d’artisans, nourrie par la grande curiosité du sculpteur pour les matériaux, et pour l’intelligence et l’histoire de leur mise en forme.

Texte de Joël Riff